Les fruits de l'action

Publié le par Jyoti

Le détachement de la recherche et de la jouissance du fruit des actions constitue un thème récurrent de la Bhagavadgītā notamment.

Certes, notre condition nous voue à l'action, mais chaque action, dans quelque champ que ce soit (personnel, social, religieux, etc.) effectuée par un individu ignorant* l'enchaîne au cycle des renaissances dont il ne pourra s'extraire qu'une fois comprise et expérimentée son identité à la Conscience suprême et absolue.

Il existe deux grands types d'actions : les incontournables (faire le nécessaire pour se nourrir, se vêtir, se loger, assurer le bon fonctionnement du corps, etc.), dont certaines sont même automatiques, et celles découlant de nos décisions (ou de l'absence de décisions), elles-mêmes conséquences de notre volonté-désir.

La deuxième catégorie est celle qui mérite réflexion. Śrī Aurobindo** la subdivise en trois : « [les actions] qu'on fait sans sacrifice, pour la jouissance personnelle et qui, entièrement égoïstes, trahissent la vraie loi, le but et le sens véritables de la vie, celles qu'on fait avec désir, mais aussi comme sacrifice, où la jouissance n'est que le résultat du sacrifice et qui, par conséquent, se trouvent dans cette mesure consacrées et sanctifiées, et celles qu'on fait sans désir ni attachement d'aucune sorte. Ce sont ces dernières qui mènent l'âme de l'homme au suprême. »

Les actions égoïstes nous sont familières et sont certainement les plus répandues : les personnes avides de gloire, de pouvoir et d'argent sont légion et aucun d'entre nous ne pourra nier avoir agi au moins une fois dans son propre intérêt.

Les actions mues par le désir du bien de l'autre et désintéressées quant à leurs fruits, celles qui invitent à se méfier des tentatives de l'ego à se mettre en avant au détriment d'autrui, s'observent heureusement fréquemment autant dans les professions qui se mettent au service de la collectivité, par exemple, qu'en chacun d'entre nous, notamment lorsque c'est une volonté d'Amour qui éveille le désir d'agir.

Swami Lakshman Joo, commentant la Bhagavadgītā, en donne un exemple fort, qui pourra en troubler certaines au premier abord : la maternité confère à la femme le devoir de prendre soin de ses enfants, mais non d'y être excessivement attachée. Autrement dit, le lien affectif naturel entre une mère et ses enfants ne doit pas se transformer en glu*** et encore moins en fusion. En devenant mère, la femme accepte implicitement de nourrir sa progéniture, de favoriser son développement, de lui dispenser de l'affection mais sans interférence. Elle désire prendre soin de ses enfants, éventuellement au prix du sacrifice d'aspects de sa vie personnelle, mais le plaisir désintéressé qu'elle tire à les voir grandir sanctifie et purifie son action.

Quant aux actions potentiellement libératrices qui nous rapprochent du divin, elles relèvent de l'offrande totale du soi au Soi dans le Soi. Agir sans désir ni de l'accomplissement de l'action ni de ses fruits requiert d'être habité par la conscience et la présence d'un infini transcendant en nous et autour de nous. Cet état de Grâce, source de béatitude, qui ne se recherche pas mais inonde l'être éveillé, est loin d'être le lot quotidien de l'écrasante majorité d'entre nous, c'est le moins que l'on puisse dire !

Que faire de tout cela dans la vie de tous les jours ? La première réponse qui s'impose c'est : agir de la façon la plus désintéressée possible, « pour le bien de tous les êtres », en mettant son ego en veilleuse, dans le plein respect de l'autre. Voilà un bien beau programme pour nourrir nos aspirations, plus facile à placarder sur les murs qu'à pratiquer en permanence. Je prendrai pour illustrer cette difficulté l'exemple de la transmission d'un savoir ou d'une passion, pour le plaisir de le/la partager, sans en attendre de gratification personnelle.... qui se rancit en désillusion/amertume/découragement quand les personnes en face ne mordent pas avec enthousiasme à l'hameçon. Même si le motif de l'action est désintéressé, nous attendons malgré tout un fruit de celle-ci, si immatériel soit-il. Une façon d'agir « purifiante » possible sera alors de reconnaître et de respecter le fait que notre démarche n'a pas rencontré son public et qu'il convient d'y renoncer sans en prendre ombrage. Cette acceptation sera le premier pas vers le détachement des fruits.

Par ailleurs, j'ai le sentiment que nous enchaînons les actions en rapide succession sans nous poser la question de l'attachement que nous portons à leurs conséquences et sans différencier l'importance de leurs impacts respectifs, dans un tourbillon dont le moteur principal, l'émotion, ne tombe jamais en panne. Lorsqu'une action est susceptible d'exercer un poids majeur sur notre vie et/ou celle des autres, il me semble judicieux de s'arrêter un instant pour réfléchir honnêtement à ses fruits potentiels : seront-ils savoureux à la première bouchée mais laisseront-ils un arrière-goût désagréable à la deuxième ? S'agit-il des fruits que nous avons véritablement envie de cultiver ? Pourquoi sommes tentés par ces fruits plutôt que d'autres ? Un fruit est-il consommable et digeste parce que son aspect est tentant ? Leur consommation risque-t-elle de nous rendre malades à terme ?

Pour le Shivaïsme du Cachemire, le désir-volonté (icchā), la connaissance (jñāna) et l'action (kriyā) sont les trois énergies de Śiva (ou principes d'existence) qui impulsent la manifestation de l'univers. L'action telle que nous la pratiquons en général découle de l'exercice de notre volonté-désir d'obtenir un résultat donné. Mais quid de la connaissance ? Lui réservons-nous un espace à notre portée, celui de la réflexion, où l'action accomplie avec détachement aurait une chance de se déployer ?

Le chemin qui mène de l'action égoïste à l'action libératrice est pavé de lucidité et d'humilité. Il requiert de regarder en face nos motivations et nos attentes et de fonder l'expression de notre désir-volonté sur l'Amour, l'acceptation et le respect plutôt que sur la haine ou le mépris. Il s'annonce long, alors il serait peut-être temps de nous mettre en route !

 

* de sa propre nature et de celle de l'univers, détenteur d'une connaissance limitée de la réalité.
** « La Bhagavad-Gîtâ présentée et commentée par Shrî
 Aurobindo », Spiritualités vivantes, Albin Michel
*** Le terme sanskrit traduit par attachement dérive de la racine SAÑJ dont le sens premier est justement « coller ».

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