Paroles, paroles
Il y a des années, parler dans la rue suscitait des sourires narquois ou de la pitié : il fallait être un peu dérangé ou bien solitaire pour en arriver là.
Aujourd'hui, ne pas parler dans la rue vous donne l'impression d'être un OVNI ou un visiteur venu d'un lointain passé. Car ce qui, de loin, ressemble à un soliloque, est, de près, une conversation. Qu'est-ce que ces gens ont donc à se dire pour être greffés à leur téléphone en permanence ? Dans les transports en commun, les propos que nos voisins nous font l'insigne honneur de partager avec nous relèvent en général de l'expression d'une inquiétude : "T'es où ?", "Qu'est-ce que tu fais ?", etc. Il y a toujours aussi une personne juste à côté pour exposer à haute et intelligible voix des doléances, querelles, potins et autres mesquineries familiales d'un intérêt incommensurable pour le reste de l'humanité (quand elle parle dans une langue que l'on ne comprend pas, on peut se contenter d'entendre la mélodie sans se soucier des paroles et ça fait du bien).
Moi aussi j'aime mon smartphone, mais notre relation n'est pas fusionnelle. Quand il m'arrive de l'oublier chez moi avant de sortir, certes il me manque, mais curieusement le fait d'être supposément "coupée du monde" ne me gêne pas. En fait, les accros de l'oreillette me donnent l'impression de souffrir en permanence de la crainte d'être oubliés et d'un sentiment d'insécurité qui nécessite une réassurance permanente. Comme si le contact vocal avec l'autre consolidait la réalité de leur existence. Un peu comme les amis Facebook. L'esprit grégaire et la peur de la solitude poussés jusqu'à l'absurde.
Tout ça me laisse perplexe. Après la société du spectacle, la société de consommation, la société de l'information, nous voici entrés de plain-pied dans la société du parler pour ne rien dire. Quel est le sens de ce déferlement incessant de mots, qui souvent ne convoient que des banalités et taisent l'essentiel ?
Je n'en vois aucun, juste un aspect de la cacophonie de sociétés où très peu de gens prennent le temps d'écouter, où les "éléments de langage" tiennent lieu de réflexion, où les vociférations et les idéologies brouillent d'éventuels messages qui vaudraient la peine d'être entendus.
Je fais partie de ceux qui pensent que l'énergie de la Parole crée le monde. Je constate aussi qu'à notre niveau mal dégrossi elle le manipule. Et que le monde de sourds hurleurs dans lequel nous baignons ne peut que générer discorde et indifférence. Si je me transforme en silo ambulant où n'ont droit d'entrée que les membres d'un cercle fermé, comment vouloir comprendre celui qui n'en fait pas partie ? Comment m'intéresser le cœur ouvert à mes congénères ?
J'ai toujours aimé les mots, j'en ai même fait mon métier et une passion. Je les aime récents, anciens, ordinaires, rares, grossiers, racés, de différentes langues. J'aime les prononcer, les agencer, en goûter le sens. J'aime parler aussi. Mais il faut également savoir laisser la parole s'exprimer dans le silence, telle une suspension de souffle, écho du "son non frappé" originel, pour lui redonner toute son ampleur, sa majesté et sa magie.