Histoire de Sâvitrî - Remarques
L'histoire de Sāvitrī est souvent citée comme un exemple d'amour conjugal et de vertu féminine : en effet, au premier degré une jeune femme, respectant à la lettre la loi de Manu qui veut qu'une femme considère son mari comme son dieu et lui soit totalement dévouée, va jusqu'à confronter la Mort pour le ramener à la vie.
Ce texte imbrique tellement de références, de sens et de symboles qu'il me paraît dommage de le réduire à une histoire édifiante (du point de vue indien). Cette chambre à écho où s'entremêlent des coutumes et des thèmes intemporels et où l'archaïque rejoint le contemporain, m'inspire les modestes (et parcellaires, car beaucoup reste à dire) réflexions que je livre en vrac ci-après.
Pour commencer, le nom des protagonistes pointe un autre niveau de sens.
- Sāvitrī est le mantra que nous connaissons mieux sous le nom de Gāyatrī. Son texte extrait du Ṛgveda célèbre Savitṛ, le Vivifiant, c'est-à-dire le soleil levant, détenteur entre autre du pouvoir de création par le verbe. L'hymne déifié, la déesse Sāvitrī, est sa fille et l'épouse de Brahmā, le Créateur.
- Satyavant signifie « Celui qui dit la vérité » (la vérité constituant l'un des dix principes universels, les Viśva). Il est également surnommé Citrāśva, Cheval bariolé, car enfant il aimait façonner des chevaux en argile et les colorier.
- Le père de la princesse Sāvitrī se nomme Aśvapati, le maître des chevaux. Symboles solaires (ils tirent le char d'or de Sūrya, le Soleil) mais aussi ténébreux, ces beaux animaux à la course rapide occupent une place centrale dans de nombreuses mythologies dans le monde. Le fait que le jeune homme n'ait plus qu'une année à vivre évoque le sacrifice du cheval*, une coutume védique que l'on retrouve également à Rome, en Grèce et en Irlande. À noter que la jeune fille part en quête d'un époux** sur un char d'or elle aussi (ce qui n'est pas vraiment étonnant vu les conditions de sa naissance).
Un point aussi attire l'attention : la cécité du père de Satyavant, Dyumatsena. Lié au soleil par son nom, Détenteur d'une armée resplendissante (racine dyu, le jour, la clarté solaire), il a perdu la vue (incidemment, l'histoire est racontée à un protagoniste majeur du poème, le roi Dhṛtarāṣṭra, né aveugle). Symbole solaire lui aussi et l'un des sièges du feu en Āyurveda*** , l'œil est associé à la connaissance. L'aveuglement est le fait de refuser de voir ou d'être dans l'incapacité de voir et ses conséquences sont drastiques. C'est une forme d'ignorance qui conduit les individus comme les peuples à leur perte, sur le plan matériel comme sur le plan spirituel.
Si je centre le récit sur Sāvitrī, je lis un hymne vibrant à la puissance de la vie et à son éternel triomphe sur la mort. Rien ne peut arrêter la force vitale, de même que rien ne peut empêcher le soleil d'accomplir sa course dans le ciel. La vie ne disparaît jamais totalement. Farouche, déterminée, elle ne s'avoue jamais vaincue. C'est d'ailleurs en souriant que Yama, le Seigneur de la mort, finit par accéder au désir de Sāvitrī : il sait que ses victoires sur l'essence de la vie sont temporaires. D'ailleurs, pour emmener les morts dans son royaume, il doit les lier. Serait-ce par peur qu'ils comprennent la réalité de la condition humaine et lui échappent ? Car un deuxième niveau de lecture est possible : Sāvitrī y devient la puissance de la connaissance qui triomphe éternellement de l'ignorance. Les esprits éclairés ne sont pas dupes des faux-semblants que leur distille la force d'illusion, représentée aussi par Yama. La réanimation (il retrouve une âme) de Satyavant devient alors le passage à un niveau de conscience supérieur, celui de l'être éveillé. Elle est possible parce que, pour dire la vérité, il faut la connaître. Nous la portons tous en nous, mais il nous faut souvent une lumière extérieure pour qu'elle émerge de notre obscurité.
Si je centre le récit sur Satyavant, c'est au Tarot que je l'associe : il est le chemin de la Lune qui nous conduit jusqu'aux profondeurs de l'inconscient, jusqu'aux racines de notre être et dont l'expérience, de l'ordre de la transformation alchimique, n'est pas exprimable en mots. À mesure que nous remontons vers la surface, l'obscurité s'éclaircit peu à peu. Lorsque nous jaillissons de ce chemin initiatique dans la lumière éblouissante et bienfaisante du Soleil, nous sommes peut-être abasourdis, mais surtout purifiés et prêts à saisir la vie à bras-le-corps. En ce sens, on peut également lire dans l'histoire de Sāvitrī et de Satyavant une version « romantique » du chemin de la Mort, le fameux arcane 13, lame de la transformation absolue, des pertes, des renoncements et des abandons douloureux mais nécessaires : de la renaissance.
Sāvitrī est aussi la śakti de Satyavant, autrement dit l'énergie de création et la force vitale qui résident en chaque être et le poussent vers sa réalisation et la découverte de sa vérité intérieure.
L'histoire de Sāvitrī et de Satyavant nous parvient du fond des âges, goutte d'eau dans l'océan des récits qui parlent des cycles éternels du jour et de la nuit, de la vie et de la mort, de la création et de la destruction, de la disparition et de la renaissance. Qui parlent de nous.
* Sacrifice très onéreux réservé aux rois très puissants visant à assurer la prospérité du royaume et leur suzeraineté sur leurs voisins. Pendant un an, un cheval à la robe immaculée se déplaçait à sa guise sur les terres environnantes, accompagné d'une centaine de jeunes hommes chargés de sa protection. Le laisser circuler était un signe tacite d'acceptation de vassalité, s'en emparer déclenchait la guerre. Au bout d'un an, il était ramené dans le royaume d'origine pour y être sacrifié en grandes pompes.
** Le choix d'un époux par la femme constituait l'une des huit formes traditionnelles du mariage décrites par les lois de Manu. Pratiqué dans la caste des guerriers (les kṣatriya) et appelé ghandarvavivāha (mariage à la mode de la tribu des Ghandarva), il s'agissait de la convocation par le roi de jeunes guerriers parmi lesquels sa fille choisissait son mari. Dans le cas de Sāvitrī, figure solaire, rien d'étonnant cependant à ce qu'elle parcourt le monde sur son char, telle l'astre du jour.
*** Sous-doṣa Ālocaka Pitta, dont la fonction est la vision
Ressource :
Guide de prononciation sanskrite