Bodhapañcadaśikā d'Abhinavagupta (2)
9.
Ainsi, les émissions et les résorptions fragmentatrices œuvres de l'énergie inhérente à Sa liberté découlent de Sa propre nature [et] y résident.
Toutes les formes de création et de destruction existent dans la nature même de Śiva et n'en sont pas distinctes. C'est à cause de l'ignorance, c'est-à-dire de la connaissance limitée propre aux êtres manifestés, qu'elles semblent avoir une existence propre différenciée. La perception purement sensorielle, liée à l'action, masque l'essence divine des choses. La connaissance, intellectuelle et intuitive, de la suprême Conscience la révèle. De l'individuel, on passe à l'universel.
10.
La diversité de ces émissions et de ces résorptions est sans fin dans toutes les directions, sur tous les plans d'existence et en leur sein. La notion de bonheur et de malheur [est elle-même] le produit (de Sa liberté).
À tous les niveaux de l'ensemble des mondes (le Shivaïsme en dénombre 118) règne une infinie et constante diversité, non seulement sur le plan de l'action (modes de vie, notions de temps, etc.), mais aussi de concepts comme le bonheur et le malheur qui eux aussi n'existent que du fait de l'ignorance.
11.
Ne pas comprendre cela est également le fait de Sa liberté et inspire assurément la terreur du cycle des renaissances chez les êtres bornés.
Tels des rats prisonniers de leur roue, les êtres qui ne comprennent pas la nature du jeu divin vivent et revivent à l'infini les tribulations de l'existence manifestée. Il ne tient pourtant qu'à eux de s'éveiller à la connaissance et de prendre refuge dans la suprême Réalité ainsi révélée pour que la terreur disparaisse. L'ignorance de la véritable nature du monde est bien la mère de tous les maux.
12.
En vérité, [l'éveil] se produit pour une raison et par un moyen quelconques : le nectar de Sa grâce, l'enseignement d'un maître ou l'étude des traités consacrés au suprême Seigneur, Paramaśiva.
La voie de l'éveil dépend des individus et de leur parcours personnel : directe, par réception immédiate de la grâce divine, ou par des intermédiaires : enseignement vibratoire d'un véritable maître ne passant pas nécessairement par la parole ou bien étude intellectuelle des traités shivaïtes. Tous les moyens sont bons dans la mesure où ils sont adaptés à l'état de conscience de la personne. Mûrissement intérieur ou révélation, il importe seulement de déchirer le voile et d'entrer dans la lumière.
13.
La connaissance de cette réalité est délivrance et [accès à] l'état du Seigneur suprême. Elle confère aux êtres éveillés la plénitude et la libération en cette vie.
Appréhension intérieure intime fulgurante du jeu divin, réalisée par les moyens évoqués en 12 mais qui, au final, relève toujours de la Grâce, la connaissance dissout instantanément les chaînes créées par l'illusion. Les êtres non éveillés sont délivrés de l'ignorance de la véritable nature de la réalité au moment de la mort, alors que les êtres éveillés jouissent de la libération en cette vie et font profiter leur entourage de leur rayonnement.
14.
Le lien et la délivrance sont le produit de la nature même de Śiva. Il est impossible de les différencier car en vérité la différenciation est étrangère à la nature du suprême Seigneur.
La différenciation dualisante entre le lien (ignorance) et la délivrance (connaissance) est elle aussi un aspect de l'illusion, ce "mauvais tour" que joue Śiva aux êtres manifestés. La dualité en général n'a droit de cité qu'en l'absence de prise de conscience de l'unité intrinsèque de la Réalité.
15.
Tel est Bhairava, nature même de toutes les modalités d'existence, qui siège sur les lotus [posés sur les pointes] du trident des énergies : volonté, fragmentation et connaissance.
Śiva/Bhairava est la Conscience source une et unique d'où tout émane et où tout revient, à laquelle rien n'est extérieur. La création et la destruction des mondes sont le fait de Sa volonté, la fragmentation qui est notre perception de la réalité est le produit de son jeu de voilement/dévoilement. La prise de conscience libératrice des liens de toutes natures est l'aboutissement d'une démarche spirituelle sanctionnée par la Grâce.
Remarque : on trouve en général dans les traductions mentionnant ce trident "action" et non "fragmentation". Mais le mot "kalā" utilisé ici renvoie plutôt à "portion, part, morceau". Fragmentation me semble donc mieux adapté pour désigner globalement tout ce qui divise et nous éloigne du sentiment d'unité universelle.
16.
Abhinavagupta a composé ces quinze stances pour faire accéder instantanément à l'éveil ses élèves à la compréhension limitée.
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Points d'appui de mon travail :
- Texte sanskrit :
- "Abhinavagupta minor works and glossary", par le Professeur Satya Prakash Singh et Swami Maheshvarananda, éd. Indian Mind
- "Kashmir Shaivism and the Transformation of life", séminaire en ligne de Universal Shaiva Fellowship.
- Concepts :
- "Kashmir Shaivism and the Transformation of life", séminaire en ligne de Universal Shaiva Fellowship, retranscription et discussion des commentaires de Swami Lakshman Joo sur ce texte.
- "La lumière sur les tantras", chapitres 1 à 5 du Tantrāloka d'Abhinavagupta traduits et commentés par Lilian Silburn et André Padoux, Collège de France, Publication de l'Institut de civilisation indienne, fascicule 66. Diffusion De Boccard, Paris.
- Paramārthasāra d'Abhinavagupta, traduction et introduction par Lilian Silburn, Collège de France, Publications de l'Institut de civilisation indienne, fascicule 5. Diffusion : De Boccard, Paris.