J'y pense et puis j'oublie

Publié le par Jyoti

J'entretiens avec ma mémoire un rapport du même ordre qu'avec les légumes verts : négation en bloc. Car tout comme je ne me prive pas d'affirmer mon dégoût de ces aliments (en fait, principalement des haricots verts), je répète à qui mieux mieux que j'ai tout oublié de mon passé, ce qui est évidemment exagéré.

Avec cette affirmation, un tantinet provocatrice je l'avoue, je me distance des invitations, par exemple, à se brancher sur un souvenir heureux pour trouver l'apaisement dans les situations difficiles. Je suis aussi particulièrement agacée par la suggestion de renouer avec le passé, qu'il s'agisse d'une lignée ou de l'enfance.

Ne voyez pas là les cicatrices de malheurs endurés : comparé à celui de milliards de personnes dans le monde, mon chemin a toujours été jonché de pétales de roses. Non, c'est simplement que, effectivement, je ne me souviens de quasiment rien de mes jeunes années (mes amies d'un autre siècle ne pourront que le confirmer).

Et lorsque je me souviens, à quelques rares exceptions près, ce sont des images statiques, qui ne réactivent aucune émotion. Comme les photos de ma petite enfance, qui pourtant ressuscitent mes parents et mes grands-parents.

Je m'aperçois aussi que je me souviens beaucoup plus des maisons que des gens : je pourrais toutes les décrire, et elles vivent encore dans mes rêves, alors qu'une multitude de personnes a été effacée de ma mémoire (ce qui m'a permis de jeter sans regrets un plein carton de photos d'aujourd'hui inconnus lorsque j'ai déménagé).

Quand je constate que le tiroir des grammaires est plein et que celui des gens est presque vide, compte tenu de mon âge et de mes multiples vies, je m'interroge : suis-je bizarre ? Peut-être. En tout cas, j'ai décidé de conclure que ce dont je me souviens est le plus important et, au vu du contenu de ces souvenirs, j'en suis même fermement convaincue.

Je me rappelle d'une série américaine dont l'héroïne avait pour caractéristique de se souvenir d'absolument tout, dans les moindres détails, depuis toujours. Apparemment une aubaine pour faire la chasse aux méchants, mais une malédiction cauchemardesque de mon point de vue. Car une relation de type gruyère avec le passé présente des inconvénients... mais aussi des avantages.

Côté inconvénients : ayant oublié comment je suis comportée dans telle ou telle situation, il m'arrive de me demander si j'ai « bien fait » ou « mal fait » alors, ce qui peut s'accompagner d'une pointe de culpabilité d'autant plus pernicieuse que je n'aurai jamais de réponse à cette question et que de toute façon ça ne sert à rien de se la poser maintenant. De la même manière, on peut tendre à reconstruire un passé imaginaire basé sur des interprétations, autrement dit se faire souffrir pour rien.

Côté avantages : un non-attachement au passé salutaire, qui me semble contrebalancer de loin les inconvénients. En effet, la fiabilité et la véracité des souvenirs liés à des émotions laissent souvent à désirer. Et l'évolution des événements ultérieurs peut apporter des distorsions supplémentaires. Regarder sa vie à travers le filtre du passé, c'est se regarder dans un miroir déformant. Si nous ne voyons plus qu'une image grotesque de nous-mêmes, nous risquons de nous perdre dans le labyrinthe des regrets et des « si j'avais su », qui ne mène qu'à tourner en rond.

Au final, il n'y a peut-être qu'une seule chose qui vaille qu'on ne l'oublie jamais : ce qui donne un sens à notre vie, ce qui nous illumine intérieurement. Parce que tous ces événements dont nous emplissons notre mémoire, si majeurs et fondamentaux qu'ils puissent nous apparaître ici et maintenant, sont aussi transitoires et éphémères que le corps physique et mental qui en est le témoin ou la victime.

Au final, peu m'importe que ma malle aux souvenirs soit si peu remplie. Les événements que j'ai vécus, les choix que j'ai faits, les êtres que j'ai choisis et ceux que j'ai croisés ont contribué à me révéler à moi-même. Ils ont été l'engrais qui a permis à ma fleur intérieure de se déployer et de se tourner vers le Soleil. Et si je ne me souviens plus (ou mal) de ce que j'ai fait avec eux, je n'oublie pas que sans tout cela je ne serais pas celle que je suis aujourd'hui.

 

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