Même pas peur !
Si l'on en croit le titre d'un vieux film, la peur a un salaire. Autrement dit, elle serait porteuse d'une rémunération. Étrange notion à première vue pour une émotion plutôt associée à la paralysie. Être paralysé, c'est perdre le contrôle et l'usage de ses membres, devenir incapable d'action, se livrer pied et poing liés à la domination d'une force certes parfois réelle, mais souvent aussi imaginaire. Loin de l'idée de gratification en tout cas.
De fait, la peur est une émotion puissante, atavique, capable de nous emporter avec violence et d'effacer tout discernement. Elle tire son pouvoir effrayant des images sombres qu'elle propulse devant nos yeux : en effet, hormis peut-être des êtres au psychisme profondément blessé, qui a peur d'être beau, intelligent, aimé, respecté, apprécié, épanoui, de réussir dans ses entreprises ? Souvent polymorphe, parfois conjoncturelle, parfois plongeant ses racines dans les profondeurs obscures de notre histoire ou de nos incarnations successives, sa voracité varie selon les circonstances, mais ne semble jamais rassasiée.
Chez moi, elle a quatre visages principaux. Un que j'associe aux circonstances de ma naissance, un que je lie à la transmission par les femmes de ma famille, un dont la source me demeure obscure, un que je pourrais attribuer à l'histoire d'enfance de mon père.
Car d'où viennent-elles, ces peurs et surtout, à qui appartiennent-elles ? À moi, conséquence de l'interprétation erronée de situations ou d'événements par l'enfant que j'ai été ? À mes parents par le biais de l'infiltration inconsciente de leur vécu dans leur comportement ? À mes vies antérieures ? En réponse à ce type de question, je rétorque en principe : « peu importe, maintenant c'est là, il faut gérer l'existant ». Pourtant, soyons honnêtes, réaliser qu'une peur ne nous appartient pas est très rassurant. Cela ne l'empêchera pas nécessairement d'exister, mais elle y perdra de son mordant, ce qui est déjà fort appréciable !
Les peurs peuvent être aussi en dormance puis brutalement se réveiller un jour sous un autre déguisement. Je viens d'en débusquer une et la reconnaître m'a remplie de surprise et, oui, d'émerveillement. La capacité du mental à nous faire prendre des vessies pour des lanternes est infinie et nous sommes toujours prompts à tomber dans ses pièges.
Heureusement, nous pouvons devenir habiles à repérer les diverses manifestations de ces peurs profondes qui nous accompagnent, à les mettre en lumière et, ce faisant, à nous en distancer. Chaque fois que leur emprise se relâche, même pour une brève période, elles s'affaiblissent. Et chaque bataille gagnée nous rapproche d'une issue victorieuse. Au fil du temps nous installons également, avec un succès variable, des stratagèmes pour les dégonfler avant qu'elles n'occupent tout l'espace. Car elles ont l'art de s'immiscer insidieusement dans notre vie là où nous ne les attendions pas.
De ce qui précède on pourrait penser que nous n'avons rien à gagner et tout à perdre à avoir peur. D'autant, c'est bien connu, que la peur n'empêche pas le danger ! Et pourtant, quand j'y regarde de plus près, un autre paysage se dessine : celui des forces que mes peurs m'ont donné et me donnent encore. Car elles ont aussi fait de moi celle que je me réjouis d'être aujourd'hui.
L'une a été le moteur de ma vie matérielle. Elle m'a donné l'énergie d'entreprendre, de tirer ma charrue et de tracer mon sillon avec vigueur, détermination et ténacité. Les autres ont fait de moi un être indépendant ne comptant sur rien ni personne pour avancer, une « entité autonome » comme j'aime à me qualifier, heureuse de partager l'affection de quelques personnes, mais jamais dépendante d'autrui. Certes, le matériau qu'elles ont contribué à façonner s'y prêtait sans doute, car elles auraient pu tout aussi bien avoir l'effet contraire.
En réalité, l'expérience m'a montré, et continue à le faire, que mes peurs étaient sans fondements puisque les spectres qu'elles agitaient devant mes yeux ne se sont jamais matérialisés. Paradoxalement, ces émotions illusoires et fumeuses ont contribué à structurer solidement ma personnalité.
Recenser et nommer ses peurs, les regarder en face, tenter d'en percevoir l'origine et d'en mesurer l'impact, positif comme négatif, sur la personne que nous sommes, oui, cela est bien rémunérateur, car c'est aussi une façon de suivre l'injonction « connais-toi toi-même ». Et si nous ne nous connaissons pas nous-mêmes, comment pouvons-nous prétendre connaître le monde ?
Sur un thème parallèle, à (re)lire l'article Sur l'écran noir de nos nuits blanches.