Vive le neutre !
Mon expérience de plusieurs langues m'a conduite à une constatation : l'absence de neutre est éminemment regrettable.
Comment en effet trouver une voie de conciliation lorsqu'une langue, émanation et reflet des modes de vie d'une société, ne connaît que deux genres, le masculin et le féminin ? Immanquablement, le discours est prompt à tourner à la confrontation, car aucune troisième possibilité ne laisse d'espace de respiration. ll faut que les choses soient comme ceci ou comme cela.
La neutralité est souvent considérée comme une forme de couardise ou un espace vide, sans couleur ni saveur ou bien encore comme un synonyme d'indécision ou même d'impartialité - deux façons de dire l'incapacité ou le refus de choisir. La mentalité française, plus encline à la querelle qu'à la négociation, lui préfère les polémiques et s'en méfie. Serait-ce justement parce que le neutre n'existe pas dans notre langue ? Je n'irai bien sûr pas jusqu'à l'affirmer, mais il y a peut-être là quelque chose à creuser !
Les érudits nous expliquent que le neutre a disparu du latin vulgaire et que l'ancien français l'a récupéré dans le genre dit « masculin » qui n'aurait rien donc rien de très viril et serait devenu un genre fourre-tout. Devons-nous en conclure, non sans malice, qu'il désignerait donc tout ce qui n'est pas féminin ?
Personnellement, je regrette que le « vulgum pecus » s'en soit débarrassé, car avec lui est parti à la trappe un espace de sens dont l'absence se fait parfois cruellement sentir. Déconnecté des genres sexués, le neutre existe dans la sphère de l'abstraction au sens large : abstraction de l'inanimé par rapport à l'animé, de la pensée par rapport à l'expérience. En étant ni « l'un », ni « l'autre », il se situe en dehors d'eux tout en laissant le champ libre à la possibilité de leur existence.
Telle une large avenue tranquille flanquée de part et d'autre de l'agitation perpétuelle du masculin et du féminin, il les invite à se retrouver sur son terrain apaisé plutôt qu'à se jeter des pierres. Par exemple, il pourrait désigner la multitude des perceptions de soi que revendiquent les personnes qui se sentent étrangères à l'attribution de l'un des deux sexes biologiques.
Mais plus important encore, au-delà de son application concrète à des sujets, des objets ou des notions, le neutre est le reflet de l'Absolu dans une langue. Il nous rappelle que c'est la vibration de la parole pure qui crée le monde et que la manifestation duelle n'est qu'une convention illusoire.
Neutre, tu me manques ! Et si, au lieu d'occire les accents circonflexes, on s'efforçait de te ressusciter ?
Voir aussi : Le genre en sanskrit par Dīpa