Moving
« Moving» , en anglais, ça veut dire entre autre « déménagement » et « émouvant ». J'en ai fait des déménagements dans ma vie, mais pour autant que je m'en souvienne, jamais la réunion de ces deux mots n'avait eu autant de sens pour moi.
Avant de bouger d'endroit, il faut bouger les objets et bouger les objets, ça fait aussi bouger le cœur. Ce n'est pas de quitter le lieu où j'ai vécu 21 ans qui m'a émue. Cette décision s'est imposée avec une telle force que rien n'aurait pu me faire revenir en arrière. Ma vie ici a été d'une grande richesse, mais elle a atteint son terme et je referme la porte sans regret.
Ce ne sont pas non plus les gens que je vais laisser derrière moi qui m'ont pincé le cœur car je sais d'expérience que les liens qui m'unissent à ceux qui comptent vraiment résisteront à la distance et que nous nous reverrons ou nous parlerons régulièrement.
Non, ce qui m'a fait monter les larmes aux yeux et de façon totalement inattendue, ce sont les lettres, les photos, les bouts de papier qui retracent une histoire - la mienne et celle de ma famille. Tous ces gens et ces événements pour certains impossibles à replacer, pour d'autres pleins des émotions exacerbées de l'adolescence, redonnant une chair fantomatique à d'anciennes amours ou faisant resurgir l'aube d'une relation qui a réussi à survivre aux turbulences et aux années.
Je ne parviens pas à qualifier cette émotion. Tristesse ? Nostalgie ? Je ne crois pas car ce vécu qui s'invite au détour de feuillets à l'odeur d'humidité ne suscite aucun regret. Je n'ai rien perdu et tout gagné dans les hauts et les bas qui ont contribué à faire de moi celle que je suis aujourd'hui. Et à aucun moment je ne me suis dit : « si c'était à refaire... » ou je n'ai eu le sentiment d'un paradis perdu.
Bizarrement, ce sont plutôt des comparaisons culinaires qu'elle évoque : une saveur douce-amère, un fumet persistant après que sa source ait quitté la pièce.
D'une façon générale, le passé ne m'a jamais pesé parce que je l'ai en grande partie oublié. Ou plus exactement, parce que j'oublie très vite les détails des chapitres que je clos. Et voilà qu'en quelques cartons il s'impose à moi, comme une traîne à la robe que je me suis tissée, qui me relie à une histoire où, à un moment donné, mon fil a croisé d'autres fils pour un temps plus ou moins long. Une traîne à laquelle je ne prêtais pas attention, mais qui, même légère, était bien là.
Pourquoi cette réaction qui me surprend et m'interpelle ? Je réalise que mes déménagements antérieurs, hormis celui lié à une rupture, ont découlé du désir d'augmenter mon espace vital. Entre la chambre en cité U à 18 ans et la maison de 200 m² que je m'apprête à quitter, je crois avoir atteint le bout de cette boulimie d'espace.
Aujourd'hui, j'ai envie de revenir à l'essentiel. Ce nouveau déménagement, qui relève d'ailleurs plutôt de la transplantation, me fait repartir à zéro. Est-ce parce que j'ouvre les bras à un avenir riche de l'inconnu qu'il me réserve que le passé me tire les basques, comme s'il craignait que je sacrifie l'ancien sur l'autel du nouveau ? Au contraire, j'ai plus que jamais conscience de son rôle d'humus et je suis heureuse d'avoir ressuscité fugacement des moments et des personnes qui m'ont été chers. Et puis, elle m'attendrit cette jeune fille qui s'épanche au fil des pages sur tel ou tel garçon dont la femme a tout oublié ou qui raconte ses péripéties irlandaises à l'époque où le monde était jeune et où l'on pouvait tout oser, même à 16 ans !
Voilà, j'ai trouvé : ce sont des gouttes de tendresse qui coulent de mes yeux, c'est une étreinte de tendresse qui me serre la gorge. Tendresse pour tous ceux qui ont touché ma vie, tendresse pour celle que j'étais et celle que je suis. Merci pour cette grâce.