Regarder plus loin que le bout de la lorgnette
La vie politique est loin d'être l'une de mes préoccupations habituelles, mais un sentiment de consternation atterrée m'incite aujourd'hui à mettre mon grain de sel dans ce débat qui nous concerne tous.
Dans deux jours nous allons être amenés à exercer l'un de nos droits fondamentaux : choisir la personne dont notre sort dépendra pendant les cinq années à venir.
Sauf à habiter sur Mars, et encore, nous connaissons tous les enjeux de ce choix. Au-delà des personnes, c'est entre deux conceptions diamétralement opposées du monde qu'il va falloir trancher. Tous les observateurs s'accordent à dire que les abstentions (dans lesquelles j'inclus les bulletins blancs et nuls qui reviennent au même au final) pèseront lourdement dans la balance.
Je ne m'adresse ici ni aux abstentionnistes systématiques, ni à ceux dont le choix serait motivé par un désir mortifère de semer le chaos et qui, je l'espère, se comptent sur le bout des doigts. Je m'adresse à ceux qui, comme certaines personnes de ma connaissance, ne sont pas mues par le désir de nuire mais celui d'exprimer un refus des solutions proposées au nom d'une société idéale illusoire que personne n'aurait pu ou voulu réellement mettre en œuvre de toute façon.
Tout d'abord, rappelons que l'abstention n'est pas un acte noble : ce n'est que la renonciation à assumer ses responsabilités ici et maintenant, qui désolidarise son auteur de la collectivité et de son devenir. Quels fruits ces personnes, par ailleurs si aimables, attendent-elles de leur geste ? Comme je les imagine mal aspirant en secret au totalitarisme et à l'obscurantisme, sans doute posent-elles l'hypothèse que les autres se chargeront d'éliminer la candidate méphitique et qu'elles ne se seront pas métaphoriquement sali les mains en votant pour son adversaire. Comme ça, si à force de troncs dans ses roues celui-ci ne parvenait pas à mener correctement à bien son projet, elles pourraient dire avec une bonne conscience hypocrite : « je vous l'avais bien dit, d'ailleurs moi je n'ai pas voté pour lui ».
J'ai néanmoins du mal à croire que des personnes douées de conscience tiennent des raisonnements aussi pervers. J'opterais plutôt pour une réaction épidermique émotionnelle, qu'il me semble urgent d'apaiser en opérant un retour sur la réalité objective : derrière la façade bleu marine habilement et patiemment peinte au fil des années par des communicants dont il convient de reconnaître le talent de manipulateurs, derrière le sourire figé d'une figure qui se prétendrait presque maternelle, la réalité haineuse d'un parti d'extrême-droite demeure, qui interdit de mettre les programmes des deux challengers sur un plan d'égalité implicite. Sous les promesses démagogiques dont tant de gens semblent si friands s'ouvrirait un vide béant dans lequel nous serions tous aspirés. L'histoire l'a suffisamment montré : les régimes totalitaires, quelle que soit l'idéologie dont ils se réclament, appauvrissent les populations, enrichissent les dirigeants et musèlent la liberté d'expression.
Une abstention massive qui amènerait cette vision rétrograde, mensongère et étriquée du monde au pouvoir me paraît dangereuse pour de multiples raisons, mais une en particulier : tout le monde semble partir du principe que les potentiels nouveaux gouvernants joueraient le jeu de la démocratie et que les mécontentements pourraient s'exprimer « comme avant ». Je n'en suis pas convaincue. Observez ce qui se passe chez nos voisins turcs. Souhaitez-vous prendre le risque d'ouvrir une période noire dont il serait bien compliqué de sortir ? Pas moi.
Il me semble urgent, chers ami(e)s qui aspirez au bien du monde, abstentionnistes en puissance, mais aussi indécis, de réfléchir à vos aspirations, de comparer vos valeurs à celles des deux candidats et même de (re)lire leur programme respectif. Si vous ne souhaitez pas cautionner l'une, personne ne vous demande d'aimer l'autre. Mais au moins vous pourrez le lui dire après avec les moyens que la démocratie a toujours mis à notre disposition et le dialogue sera possible. La société ne sera toujours pas parfaite (les sociétés ne le sont jamais car leurs membres rechignent à tirer tous dans le même sens), mais elle demeurera ouverte et conservera une chance de se forger un avenir prospère et positif.
Le pays dans lequel nous vivons se trouve à un carrefour. Quelle que soit l'issue du vote, les choses ne seront plus comme avant car le paysage politique et les rapports de force auront changé. L'élection d'un président est un mariage de raison, pas d'amour. Ne laissez pas vos sentiments ou vos préjugés l'emporter sur votre capacité de réflexion.
La population de nombreux pays aimerait avoir la liberté de choisir ses dirigeants. Ne gaspillez pas cette chance qui est la nôtre en contribuant indirectement à remettre le sort commun entre les mauvaises mains, au mépris de vos convictions les plus profondes.