De la libération du lien
Ce texte me paraît intéressant parce qu'il explicite plusieurs points de vue sur des concepts fondamentaux de la pensée philosophique indienne (libération, ignorance, connaissance)... et donne un conseil pratique à ceux qui cherchent un maître, ce qui me paraît important pour éviter les faux gurus !
« L’idée que l’ignorance est la cause du lien [découlant des limites de notre condition et qui nous attache au cycle des renaissances] et que la connaissance parfaite est la cause de la libération [de ce lien] (mokṣa) est acceptée par tous les philosophes de l'Inde. Mais ceux-ci n’ont pas bien compris les notions de connaissance et d’ignorance.
Pour les Vishnouïstes, la libération du cycle des renaissances n'intervient qu'avec l'union à parāprakṛti1, subordonnée à la prise de conscience intellectuelle que l’apparente différenciation de l’univers est une illusion. Alors, tous les attachements, les plaisirs et les souffrances prennent fin et la personne se trouve établie dans sa véritable nature. C’est cet établissement dans sa propre nature qu'ils qualifient de mokṣa.
Les Védantins non dualistes, quant à eux, pensent que mokṣa signifie uniquement félicité (ānanda). Selon eux, la personne qui se trouve dans l’ignorance est victime de cinq voiles (kleśa2) : avidyā (ignorance), asmitā (ego), rāga (attachement), dveṣa (haine) et abhiniveṣa (peur de la mort). Pour éliminer ces voiles qui sont la cause de la récurrence du cycle des renaissances (saṃsāra), il faut nier mentalement tout ce qui n’est pas sa véritable nature en pensant "je ne suis pas ceci, je ne suis pas cela". Ainsi, vous vous entraînez à penser : "Je ne suis pas le corps physique, je ne suis pas le corps subtil, je ne suis pas l’esprit, je ne suis pas l’essence vitale (prāṇa)". Vous devez nier tous les éléments extérieurs. Ils appellent mokṣa la connaissance qui reste lorsque vous résidez totalement dans votre propre nature, c’est-à-dire lorsque vous avez nié tous les éléments extérieurs.
La tradition des philosophes bouddhistes de l'école Vijñānavādin affirme que la libération totale n'intervient qu'une fois l'esprit totalement détaché de l’objectivité, du plaisir, de la douleur et du chagrin. Selon eux, l’esprit est de fait pur, lumineux, détaché de toutes choses mondaines et doit demeurer totalement pur et parfait. C’est le fait que l'esprit soit attaché à des choses mondaines telles que les pensées, les plaisirs et les souffrances qui nous maintient dans le cycle de la transmigration. Il y a libération lorsque ces attachements ont disparu et que l’esprit est devenu pur.
Selon les philosophes de la tradition [bouddhiste] Vaibhāṣika, pour atteindre la libération, il faut supprimer l'enchaînement des pensées comme on éteint la flamme d’une lampe à huile. Lorsque l'huile brûle, nous faisons l’expérience de l’existence de la flamme. Mais la flamme éteinte ne va nulle part. Elle ne va ni dans la terre ni dans l’éther. La flamme éteinte disparaît. Et elle s'éteint quand il n’y a plus d’huile dans la lampe. De la même manière, lorsqu’un yogin a fait l'expérience de tous les plaisirs et toutes les souffrances de la vie mondaine, ces plaisirs et ces souffrances ne vont nulle part. Ils disparaissent. Ce yogin, qui a éteint la flamme de l'enchaînement des pensées en épuisant l'huile des cinq kleśa, accède à la paix suprême et parfaite qui constitue, de leur point de vue, la libération.
Pour notre Shivaïsme3, ces traditions philosophiques ne dépassent pas les états d'être apavedya pralayākala ou savedya pralayākala4. Par exemple, lorsque vous vous éveillez d’un sommeil profond et pensez "Je dormais et je ne savais rien", vous vous trouvez dans l’état d'apavedya pralayākala. Et lorsque vous vous éveillez d’un sommeil profond et pensez "Je dormais tranquillement sans rêver", vous êtes dans l’état de savedya pralayākala parce que vous avez expérimenté le fait que votre sommeil était agréable. Cette sensation plaisante manifeste une certaine conscience de l'objectivité. [...]
Le Shivaïsme entend par connaissance (jñāna) la connaissance de sa propre nature, qui est tout Être (sat), toute conscience (cit) et toute félicité (ānanda), et par ignorance (ajñāna), le fait d'ignorer cette nature, cette ignorance étant la cause du saṃsāra. On distingue deux formes d'ignorance : pauruṣa ajñāna5 et bauddha ajñāna6.
Pauruṣa ajñāna est le type d’ignorance où la personne n'a pas conscience de réaliser sa propre nature en samādhi7. Cette ignorance spirituelle est dissipée par la grâce d’un maître et en méditant sur la présence du Soi en soi. Sa disparition place la personne dans l'état de véritable connaissance tel que l’entend le Shivaïsme, qui est tout Être, toute conscience, toute félicité. Ce type de connaissance s’appelle pauruṣa jñāna, connaissance spirituelle. Lorsque vous la possédez, vous prenez parfaitement conscience de l'identité de votre nature au Soi.
Il y a bauddha ajñāna lorsque l'on ignore tout de la vérité philosophique exposée par le point de vue moniste8 du Shivaïsme. La disparition de cette forme d'ignorance par l'étude des textes qui expliquent la réelle nature du Soi donne accès à la connaissance intellectuelle (bauddha jñāna) qui repose sur la pensée. La connaissance spirituelle (pauruṣa jñāna), en revanche, est d'ordre pratique et développée par la pratique. Elle prend le pas sur la connaissance intellectuelle car la posséder, c'est être réellement libéré, mais seulement au moment de sa mort. Cependant, lorsque vous combinez simultanément ces deux connaissances, autrement dit, lorsque d'un côté vous appliquez votre pratique à la prise de conscience spirituelle de votre Être et que de l’autre vous accédez à la pensée philosophique des textes shivaïtes monistes et élevez votre être intellectuel, vous devenez jīvanmukta, une personne libérée de son vivant. En revanche, si vous ne possédez que la connaissance intellectuelle, vous ne parviendrez à la libération ni de votre vivant ni à votre mort. Bauddha jñāna sans pauruṣa jñāna ne sert à rien et ne vous conduira nulle part. L’étude des textes n'illumine véritablement qu’accompagnée d’une connaissance pratique. Sans connaissance pratique, l’étude de la philosophie est vaine. Bauddha jñāna n’est fructueuse qu’en présence de pauruṣa jñāna.
Le Shivaïsme donne tort à l'aspirant qui ne s’attache qu’à la connaissance pratique, c’est-à-dire à prendre conscience de sa propre nature jugeant que cette connaissance est seule véritable. Si l’on ne cultive que pauruṣa jñāna au détriment de bauddha jñāna, il est tout à fait possible que cette connaissance déclinera au fil des jours, s'effacera progressivement et finira par disparaître. La grandeur de bauddha jñāna est sa capacité à établir fermement pauruṣa jñāna. Par conséquent, de ce point de vue, elle est plus importante que cette dernière.
Notre Shivaïsme dit que si vous cherchez un maître pour vous initier il devra posséder à la fois bauddha jñāna et pauruṣa jñāna. Si vous le trouvez, vous serez face à un véritable maître. Si vous ne parvenez pas à trouver un maître aussi complet en ce monde, cherchez-en un empli de bauddha jñāna. Il sera préférable à un maître uniquement empli de pauruṣa jñāna parce qu’il vous fera avancer pas à pas jusqu’au point final. Le maître qui ne réside qu’en pauruṣa jñāna ne réussira pas à vous amener à ce que vous recherchez. »
Extrait de « Kashmir Shaivism, The Secret Supreme » par Swami Lakshmanjoo (cet ouvrage a été traduit en français il y a pas mal de temps, mais cette traduction est la mienne). Pour en savoir plus sur l'enseignement de Swami Laskhmanjoo : site de Universal Shaiva Fellowship (en anglais).
Références :
- « Abhinavagupta - La lumière sur les tantras - Chapitres 1 à 5 du Tantrāloka », traduction et commentaires par Lilian Silburn et André Padoux - Publications de l'Institut de civilisation indienne du Collège de France - Fascicule 66 - Diffusion De Boccard - notamment p. 86.
- « Hymnes aux Kālī - La roue de énergies divines » - Publications de l'Institut de civilisation indienne du Collège de France - Fascicule 40 - Diffusion De Boccard - notament p. 31.
Ressource : Guide de prononciation sanskrite
1 Les Écritures donnent deux définition de prakṛti (nature) : aparā prakṛti, qui combine les cinq éléments, l’esprit, l’intellect et l’ego, et parāprakṛti, l’énergie d’existence qui régit et contient toutes les activités et les conceptions dans cet univers.
2 Les kleśa sont les afflictions qui suscitent les illusions et nous masquent notre véritable nature.
3 Celui de l'école Trika.
4 pralayākala : sujets qui n'échappent à leur condition limitée qu'au moment de la dissolution cosmique. apavedya et savedya sont deux aspects de l'état de sommeil. apavedya : le sujet est totalement inconscient, il ne reste que des traces d'objectivité. savedya : le sommeil s'accompagne d'expérience et d'une certaine conscience de l'objectivité.
5 Ignorance spirituelle.
6 Ignorance intellectuelle.
7 État de méditation en totale absorption et union avec son objet. Ultime membre du yoga selon Patañjali.
8 Monisme : système philosophique considérant que l'ensemble des choses est réductible à l'unité.