Un mal pour un bien
Le nom Śiva signifie « bénéfique, de bonne augure». Pourtant ce dieu est associé directement à la destruction et à la mort*. Contradiction ? Comment une énergie maléfique pourrait-elle être bénéfique ?
Nous avons tous instinctivement tendance à aller vers ce qui nous apparaît bénéfique, c’est-à-dire ce qui ajoute, et à craindre ce qui nous apparaît maléfique, c’est-à-dire ce qui retranche. Ainsi, se réjouit-on d’un gain, se lamente-t-on d’une perte. Śiva, sous son aspect conjoint de destructeur bienveillant, nous appelle à regarder plus loin que l’éternelle confrontation qu’engendre la dualité.
La perte est une porte étroite, le chemin exigu et douloureux qu’impose une re-naissance. Perdre son emploi, par exemple, est une catastrophe aux ramifications concrètes immédiates, une source indéniable d’anxiété et de mal-être pouvant conduire à la dépression. Mais pour bon nombre de personnes, ce « mal » est l’occasion de changer totalement d’orientation et de se lancer dans une activité qui leur tient vraiment à cœur. La même chose vaut pour un divorce : l’éclatement de la cellule familiale, les sentiments complexes et parfois contradictoires liés au « désamour », les conséquences financières fissurent les fondations d’une vie. Et pourtant, de ces moments sombres jaillira tôt ou tard la lumière d’une vie reconstruite autrement, sur des bases nouvelles, peut-être même d’une nouvelle confiance en soi.
Śiva ne détruit pas pour punir ou par une forme perverse de méchanceté cosmique. Il détruit ce qui n’a plus lieu d’être. Ce qui mène inexorablement à la fin des mondes, c’est le désordre découlant du mépris des hommes pour le dharma, qui menace l’ordre cosmique. Il faut faire table rase pour ouvrir la voie à un nouvel équilibre et une nouvelle harmonie.
Il en va de même dans nos vies personnelles. Notre répulsion pour les fins peut nous rendre aveugles aux situations auxquelles le moment est venu de mettre un terme. Le jour où un choc extérieur nous propulse sans ménagement dans le vide, nos yeux s’ouvrent avec terreur. Pourtant, une fois encaissé le choc de l’atterrissage, ce peut être un âge d’or qui s’ouvre devant nous, potentiellement porteur d'épanouissement et de meilleures relations avec les autres et nous-mêmes.
Nous pouvons nous efforcer de vaincre notre peur de la fin et de la perte en y voyant une étape vers un commencement et un gain. Détruire pour mieux reconstruire, transformer les catastrophes en opportunités, voilà ce que nous enseigne l’apparente contradiction contenue dans la notion de destruction créatrice.
Depuis le début de l’été, nous sommes soumis à des influences cosmiques qui poussent vigoureusement au nettoyage et à la transformation, la dernière en date incitant même clairement à sauter dans l'inconnu. Quoi que puissent en penser les sceptiques, je suis frappée par le nombre de personnes de mon entourage qui prennent, où se préparent à prendre, un nouveau départ, qui commencent à appliquer des changements significatifs dans leur quotidien ou devant lesquelles s'ouvrent de nouvelles opportunités susceptibles de bouleverser leur vie. Le négatif et le positif ne sont pas ennemis. L'un est le potentiel de l’autre et la dynamique du mouvement de l’un vers l’autre est ce qui nous fait avancer.
* Héritier de l’aspect destructeur du dieu védique Rudra, Śiva est le troisième membre de la triade composée avec lui de Brahmā, qui crée le monde et de Viṣṇu qui le maintient. Cette répartition des tâches rend compte de l’aspect cyclique de toute chose : univers, civilisations, êtres et œuvres naissent, se développent et meurent. De cette mort procède une nouvelle naissance dans un mouvement perpétuel. Dans le shivaïsme, il est la Conscience suprême d’où tout procède et où tout revient, l’unique Réalité : tout ce qui existe comme tout ce qui n’existe pas est Śiva et ces trois rôles lui sont dévolus.
En rapport avec les fins, deux autres articles : Attachement et Du bon usage du lien