Voir, entendre, connaître

Publié le par Jyoti

Voir, entendre, connaître

La racine indo-européenne reconstituée weid/woid/wid signifiant à la fois « voir » et « savoir », qui a donné entre autre witness (témoin) en anglais et wissen (savoir) en allemand, est à l’origine de la racine sanskrite VID (savoir, connaître) et du verbe latin videre (première personne du présent de l’indicatif video…) signifiant « voir » (verbe qui lui-même en découle à travers le vieux français « veoir »). Si VID et videre privilégient chacun l’un des aspects du sens originel, ils établissent néanmoins tous les deux un lien entre connaissance intellectuelle et perception sensorielle.

Les sens sont nos premiers outils de perception du monde. Sans eux, il n’y aurait rien à connaître : à quoi nos capacités cognitives pourraient-elles s’appliquer si nous ne recevions aucun message des sens ? D'un autre côté, nous n’en aurions pas besoin puisque nous n’aurions rien à interpréter.

La vue trône parmi les sens parce qu’elle révèle et occulte le monde qui nous entoure : à l’instar de Brahmā ou Śiva pour le macrocosme, le monde disparaît lorsque nous fermons les yeux et renaît lorsque nous les rouvrons. Elle nous donne également des repères instantanés sur notre environnement. Au sens figuré, elle est associée à la capacité d’imagination, d’invention, de projection. Elle permet autant d’appréhender le proche, l’immédiat, le matériel que le lointain, le prospectif, l'immatériel.

Le lien implicite entre vision et connaissance est la lumière. Nous avons besoin de lumière pour voir les informations porteuses de connaissance et la connaissance éclaire notre appréhension du monde. Le vocabulaire courant illustre bien l’enchevêtrement intuitif des sens propre et figuré de ces deux notions : « ce n’est pas une lumière », dira-t-on d’une personne que l’on juge peu intelligente, ou bien « ce livre m’a éclairée », « je vois ce que tu veux dire », etc. À l'inverse, ne pas voir, c'est tomber dans l'obscurité, sombrer dans les ténèbres de l'ignorance... mais aussi risquer de se cogner au premier obstacle venu, là encore au sens propre comme figuré.

Si videre privilégie le voir, VID l'a laissé à d'autres racines. De VID provient le mot veda (connaissance en général), qui désigne en particulier la connaissance révélée transmise par les 7 Ṛṣi (sages) récepteurs de sa vibration originelle et que transmettent les traités constituant collectivement le Veda, écritures saintes de l’Inde. Ici, c’est le sens de l’ouïe qui est implicitement à l'honneur car la création du monde manifesté commence par une vibration dont le son est OṂ, émanation du Brahman, la Conscience pure.

Contrairement à Moïse qui a lu (donc vu) les tables de la Loi, les 7 sages ont entendu et écouté le message de la vibration sacrée. « Śruti », mot féminin dont le sens premier est l’audition, l’ouïe, désigne d’ailleurs aussi le Veda. La transmission de la connaissance est orale et l’acquisition du savoir passe non par l’ingestion et la digestion de ce qui a été lu mais par la mémorisation (smṛti) de ce qui a été entendu. La lumière demeure cependant bien présente puisque la connaissance est la diffusion à l'infini et pour l'éternité de la lumière divine (une quasi redondance) qui prend la forme des paroles du Veda et imprègne celui qui les entend.

À travers ces racines linguistiques, ce sont les racines de notre être qui se révèlent. Au-delà de la vieille idée de dichotomie entre le corps et l'esprit se dessine notre prakṛti, notre nature humaine, un tout dont les multiples aspects coexistent en interaction permanente. Un ballet encore plus merveilleux quand nous ouvrons grand nos yeux et nos oreilles pour tenter de percevoir et de comprendre au-delà de nos limites intrinsèques.

Alors, voir pour connaître ou entendre pour connaître, peu importe car l'important n'est-il pas la Connaissance et la lumière éblouissante qu’elle fait jaillir en nous, sur notre entourage et sur le monde ?

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A
Il me semble que la smṛti ne peut être entendue comme simple mémorisation de la Śruti. La smṛti, la mémoire ou le souvenir, renvoie à la tradition tandis que la Śruti, l’audition, évoque la perception par les Ṛṣi de la vibration originelle (ce qui, soit dit en passant, est moins contraignant qu’une Révélation qui aurait été directement dictée par Dieu).<br /> Ainsi, Le Mahabharata fait-il partie de la culture, la smṛti, tandis que la Bhagavad-Gita est souvent rattachée à la Śruti bien qu’elle ne fasse pas partie des védas et qu’elle soit un chapitre du Mahabharata !<br /> Bien le bonjour à vous !
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J
Effectivement, ma formulation est réductrice. Ces deux notions méritent à elles seules une réflexion, bien qu'il n'ait pas été mon propos de les approfondir dans cet article. Merci de votre utile et judicieux commentaire dont pourront bénéficier les lecteurs. Bonne journée !