Quatrième dimension
Ma mère perd la tête. Drôle de truc la tête : elle est supposée être « vissée sur les épaules », ce qui est déjà anatomiquement étrange, mais en plus elle a la manie d’être en l’air ou même de se dissimuler sans qu’on s’en aperçoive : « mais où ai-je donc la tête ?! ». J’imagine que quand on perd la tête, c’est qu’elle s’est dévissée. « Dévisser », chez les alpinistes ça veut dire « tomber ». Donc, perdre la tête n’augure rien de bon ! On dit aussi : « il/elle n’a plus toute sa tête ». Et c’est vrai, au début je disais doctement : « la partie fonctionnelle en rapport avec le concret part en vrille, mais la partie conceptuelle fonctionne parfaitement ». Sa notion du temps devenait vague, mais on pouvait discuter du « Livre des morts tibétain ». Un bout de sa tête semblait avoir décidé de mener une vie indépendante, d’être parti avec son petit baluchon d’événements, de lieux, de souvenirs. Et puis tout est allé (va encore) très vite : l’espace et le temps ont changé de nature. La France, la Guadeloupe, Vaison, Nanterre, Rueil, la nuit, le jour, le grand chambardement. Levée à 2 h du matin. Deux journées en une, etc. Alors une autre image m’est venue : un miroir qui se fractionne et dont chaque éclat renvoie un reflet différent, créant une image déformée de la réalité… pour nous, mais pour elle ? Maintenant, je pense qu’elle est enfermée dans un état de rêve : des séquences décousues d’événements, des rapports revisités entre les choses, une réorganisation de tout ce qui a fait sa vie, une réinterprétation intériorisée de son univers. Une amie experte en ces matières m’a expliqué que la personne dépense toute l’énergie qui lui reste dans cette vie intérieure et de fait, ma mère interrompt très vite la communication : nos conversations d’1h30 ne durent plus que 3 minutes. Vu de l’extérieur, même de loin comme c’est mon cas puisque nous habitons à 700 km l’une de l’autre, c’est une déconstruction, un détricotage de la personne que j’ai connue, qui m’a élevée, à qui je me suis opposée, avec qui j’ai été très complice aussi, qui m’a tapé sur les nerfs plus d’une fois, avec qui je me suis retrouvée à l’âge mûr sur des préoccupations spirituelles parallèles. Mais à l’intérieur ? La même amie me dit qu’ils trouvent leurs marques dans cet univers recomposé et que c’est dans le nôtre qu’ils ont peur, qu’ils se sentent déphasés. Elle n’a pas peur de mourir. Elle attend que son ange gardien vienne la chercher. C’est donc ça perdre la tête : entamer la dernière portion du voyage, son petit baluchon sur l’épaule avec sa vie en vrac dedans, les yeux fixés sur un monde que nous ne voyons et ne comprenons pas. Et moi, sur le bord du chemin, je la regarde partir en agitant mon mouchoir. On a beau être convaincu que toute fin est un commencement, ça fait quand même drôle !